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Tel Aviv. 1957
Dans l’avenue Dizengoff, Roger marche d’un bon pas. Il traverse le square.
Il fait bon en ce mois d’octobre, la touffeur est moins oppressante. Il n’aime
pas la chaleur. Son organisme habitué aux grands froids, regimbe dès que le
baromètre danse la Hora*.
Pourquoi avoir accepté l’invitation de son associé ?
- Yom kippour à la maison, incontournable, lui a-t-il dit.
Mais, Il ne veut plus entendre parler de Pourim, Roch Hachana, Kippour, Pessah, etc. Il a occulté ces réunions de familles, ces fêtes, ces traditions, désapprit la
religion, annihilé sa mémoire, afin d’effacer à jamais l’avenue Parmentier.
Penser à ce morceau de vie amputé par d’autres ?
Une idée insupportable pour lui.
L’amnésie est préférable actuellement. Après…il verra.
Il longe le café Cassit. Parvenu devant l’immeuble Bauhaus, construit depuis
dix ans environ, avec ses balcons en mamelons rebondis, et ses jardinets circulaires,
il hésite.
Pourquoi ne pas passer cette soirée dans son quartier général ?
Le café Rowal, ce nouvel endroit devenu à la mode très rapidement, est fréquenté
par la classe huppée de la ville. Il y a ses habitudes, depuis que Yoèl, son associé, l’a présenté.
Mais… c’est Yom Kippour. Il est fermé!
Devant la porte de ce bel immeuble cossu, il hésite…
L’arrivée tonitruante de deux militaires l’empêche de faire demi-tour.
Il se ressaisit et grimpe les deux étages entrainant derrière lui une partie de Tsahal*.
Son premier Grand Pardon, depuis sa visite éclair à Nevers en 1942.
Il frissonne, sa peau se glace à l’évocation de cette ville…maudite, siège de la Kommandantur 568.
Happé par ses hôtes, les éclats de rire des enfants, et la chaleur humaine d’emblée perceptible, son sang retrouve petit à petit le chemin de ses veines.
Il salue ses connaissances. Son associé Yoèl, un sabra* fondateur de la société
de promotion dans laquelle il a pris des participations, lui présente de nouvelles
têtes.
Frank et Shoshana, rose en hébreu, aurait-elle des épines ? pense-t-il en
admirant la superbe plastique de la belle sabra aux lointains ancêtres tartares.
Simon et Primor à la si délicate carnation, une harpiste officiant dans l’orchestre national.
Shulamitt, un bon parti lui glisse Yoèl avec malice.
Et d’autres encore. Il écoute d’une oreille distraite, perdu une fois de plus dans
le néant de sa jeune vie.
Arrivé devant les militaires qui, inconsciemment lui ont forcé la main, Yoèl lui dit en hébreu :
- Je te présente David, un Français, il a vécu des moments douloureux,
comme toi.
- Bonjour dit Roger en regardant ce soldat âgé de vingt cinq ans, ou un
peu plus peut être. Ses yeux accrochent des yeux bleus rieurs, à nul autre
pareil. Il pâlit, est-ce possible.
La stupeur le gagne, il demande :
- David où habitais-tu en France ?
- A Paris
D’un ton impératif, agacé même
- l’arrondissement?
- 10ème
- Ton Père était-il tailleur?
- Oui, répond David de plus en plus interdit par l’attitude Inquisitrice
de son interlocuteur.
D’une voix atone
- 125 avenue Parmentier?
- Oui, comment sais-tu tous cela ?
Roger le dévisage sans rien dire. Parler lui est difficile.
Sa gorge devient sèche. Il déglutit difficilement. Il manque d’air.
- David, articule-t-il, je sais, j’ai changé, je n’ai pas beaucoup grandit.
D’où je viens, on n’arrosait pas les jeunes pousses. J’ai vieilli avant l’âge,
j’ai essaimé au vent glacé des plaines polonaises un peu de ma tignasse
indisciplinée à laquelle tu t’accrochais, gamin, pendant nos vacances aux Sables.
Tu ne voulais pas me quitter.
David le regarde, le scrute plutôt, on sent qu’il fait des efforts pour sortir du
fond de sa mémoire son ami d’enfance, son presque frère.
Il compte. Il a vingt six ans, donc cet homme devant lui en à trente.
Est-ce possible ?
Il ose toucher l’avant bras gauche, furtivement, du bout des doigts, comme pour
effacer les six chiffres grossièrement tatoués, et soudain prestement,
il passe la main dans le reste de ses cheveux bouclés. Ce geste retrouvé de leur complicité d’antan, les fait tomber dans les bras l’un de l’autre.
David pleure doucement.
Roger dont la glotte joue les ascenseurs descenseurs en folie dans son cou un
peu moins décharné maintenant, se raidit.
Une émotion intense les paralyse, et envahit peu à peu l’assistance.
Depuis la fin de la guerre ces retrouvailles sont fréquentes en Israël.
Qui n’a pas perdu un parent, un ami, une relation dans ce chaos dantesque de
cette guerre monstrueuse.
Petit à petit les « revenus » parlent, un peu, très peu. Alors se dessine les
contours de ce que l’on appelle la Shoah.
Assis côte à côte, dans une pièce mise à leur disposition par le maître des
lieux, celui-ci estimant qu’ils avaient des choses à ce dire, plus importantes
que la fête à laquelle ils étaient conviés. Ils se regardent, se dévisagent,
essayant l’un comme l’autre de retrouver dans l’homme présent le garçonnet
d’avant.
Avant…
Les Sables d’Olonne
De 1932 à 1940 les deux familles y loueront ensemble une grande maison.
En grandissant, les deux garçonnets ramassent des coquillages, apprennent le nom des crustacés, partent avec leurs pères assister à la rentrée des pécheurs dans le petit port, puis à la vente si particulière du poisson : la criée. Les signes cabalistiques des vendeurs et des acquéreurs ont le don de les amuser follement. Sur le chemin du retour, ils singent le gestuel énigmatique de ces hommes de la mer.
Et le rituel du soir : la dégustation d’une Sardinette !
Mais ce qu’ils préfèrent le plus, c’est la ferme, où le vendredi, ils vont tous ensemble chercher le poulet, les œufs, le beurre où… le boudin…la kasherout* restée à
Paris, leur permet de découvrir les spécialités de la cuisine française !
Les femmes font claquer leurs sabots de Sablaise sur le chemin du retour.
Maintenant…
Ils n’osent se parler, l’émoi toujours. Imperceptiblement les mains de Roger
tremblent.
David ferme ses yeux, afin de retrouver une image peut être.
Enfin, brisant ce silence lourd de sentiments partagés, Roger, certainement
l’âge, et surtout l’habitude acquise durement de se dominer en toutes circonstances, rompt cette atmosphère chargée de questions non posées.
- Que fais-tu ici ?
Il n’ose demander plus, appréhendant d’entendre, redoutant de le blesser, de
réveiller un passé qu’il a peut être, comme lui, ensevelit au plus profond
de son être.
Mais, bizarrement, comme libéré, David parle. Un flot de mot mit bout à bout
pour meubler le vide que l’on devine dans son regard si bleu.
De sa vie qu’il raconte dans un désordre certain, un trou de quinze années semble
ne pas le gêner.
Qu’a-t-il vécu ?
Ses avants bras, bronzés, musclés, dégagés par les manches courtes de la
chemisette réglementaire de l’uniforme ne laisse pas apercevoir un tatouage,
un numéro, un indice suggérant que lui aussi revient de là-bas.
Puis soudain, comme s’il ne pouvait aller plus loin, la source se tarit et il demande :
- Et toi ?
- Moi…un instant s’il te plait quémandent les yeux
Avec mes parents, nous devions passer la ligne de démarcation
Nous avons pris le train direction la gare de Nevers, lieu de rencontre
avec le passeur.
Tout est arrangé, payé pour partie à Paris et le reste sur place avant de
franchir la ligne magique.
Ils seront une douzaine, peut être plus, de tous âges à se regrouper autour de
l’homme qui régulièrement prend des risques afin de permettre à tous
ces Juifs en sursis de franchir le Rubicon. Cet homme, qui après avoir reçu sa
dîme, les conduira vers la liberté, comment ?
Mystère.
Les voilà à Saint Pierre du Moutier.
- Le passeur nous a demandé de déposer nos ballots dans un camion, afin
qu’il puisse nous les apporter en zone libre. Nous devions nous déplacer
accroupis, ne pas faire de bruit.
Plus que cinquante mètres, environ…
Cette vieille bâtisse se rapproche, bientôt nous allons pouvoir y
pénétrer, et laisser à la porte notre peur de bête traquée.
Nous entrons. Nos yeux doivent s’habituer à l’obscurité.
Ils ne nous en laisseront pas le temps. Une lumière nous aveugle.
Nous sommes cernés par quelques hommes.
Des Allemands.
J’entends le bruit si particulier de la culasse que l’on arme.
Instinctivement, je cherche la main de mon père, persuadé qu’ils vont nous
tuer sur place, dans ce piège pour Juifs en cavale.
Imagine l’angoisse et le désespoir pour tous ceux qui comme nous se sont
laissés bernés par ce passeur véreux.
Si près du but.
Après, ce fut l’incarcération dans une prison de Nevers avec
la police française pour maton.
Pour la première fois de ma jeune vie je suis séparé de ma mère.
Avec mon père nous sommes transférés à Pithiviers. Ce camp d’internement provisoire est géré par la police française.
Le soleil d’août brille et je n’ai pas l’impression de souffrir, si ce n’est
l’absence de ma mère et l’inconnu de notre devenir.
Pour meubler le temps je parle avec mon père de notre vie…avant…
de l’atelier, des clients, de toi, de ton père.
Puis s’instaure entre nous une tendre complicité, un lien plutôt privilégié
avec ma mère jusqu’à lors. Je ne me souviens plus de nos paroles, mais
parfois des bribes ressurgissent, que je m’empresse de chasser.
Nous avons forcement évoqué le futur, notre avenir plus qu’incertain
obligeant mon père à me donner des conseils, faire des recommandations, mais j’avoue avoir tout oublié.
- 21 septembre, fermeture, du moins pour nous du « camp de vacances »
Mais de ma mère pas de nouvelle.
On nous fait monter dans un wagon du convoi n°35. Dans quelle gare,
une sans nom surement!
J’ai le temps de lire 40 hommes ou 8 chevaux en longueur.
Pourtant nous sommes encaqués comme des harengs. Debout, serrés les uns
contre les autres, les Allemands ont le don de trouver encore un peu de
place pour un ultime retardataire désireux de profiter du voyage!
Les hommes et les femmes sont mélangées, et miracle dans ce chaos
indescriptible nous retrouvons ma mère. Ne me demande pas combien de
temps dura ce voyage, je suis bien incapable de m’en souvenir.
Mais ces moments serrés entre mon père et ma mère, ce contact rapproché obligatoire, sentir de si près leur peau, ce sentiment d’être plus fort
parce que réunis, fut pour moi inestimable. Je pense que si j’ai survécu,
c’est en grande partie grâce à toute cette force qu’ils ont essayés de me transmettre, de m’inoculer. J’avais faim, soif, les besoins naturels plus que difficiles à soulager, mais j’étais avec eux, je somnolais
dans leurs bras réunis, j’étais… pour combien de temps encore, leur fils
adoré.
L’arrivée, enfin, au bout de combien de jour ?
La gare de Kosel, hagards, effrayés, on ne nous laisse pas le temps de
nous dégourdir les jambes. Nous sommes extirpés à coup de trique,
les vivants, les moribonds et les morts sortent de concert, accueillis
par la mélodieuse musique de la langue allemande, aboyé par des êtres
n’ayant plus rien d’humain.
Le bruit assourdissant, les coups de feu, les cris, les aboiements des molosses,
les hurlements déchirants des « séparés », et le sifflement des trains
apportant leur cargaison de « sous hommes », sont mes seuls souvenirs de cette arrivée en terre allemande.
Longtemps, nous avons attendus, debout, épuisé, l’arbitraire jugement
d’un SS éructant : à droite, à gauche.
Sans même avoir le temps de me serrer dans leurs bras, mes parents sont
poussés dans la cohue de ceux qui reprennent le train pour Auschwitz
me diront certains, mieux renseignés que moi.
Je suis seul, hébété, j’ai quinze ans, et je vais devoir apprendre à
vivre sans eux.
J’ai peur.
Roger s’arrête, pour chasser les images qui se bousculent et qu’il ne veut
plus voir…jamais.
- Après dit David d’une voix blanche
- Après, quelle importance. Et puis je ne sais comment trouver les phrases
justes pour le dire ?
J’étais dans un autre univers. L’enfer peut être !
- J’ai beaucoup voyagé, marché, de camp de travail en usine, de chantier
en mine. J’ai creusé des galeries, transporté des rails, soulevé des pierres,
fait du béton, appris à me débrouiller. J’ai supporté le froid, la neige, la faim, les coups…
mais je suis là !
- Pour ne pas me perdre, après deux ans *de bons et loyaux services, des
artistes de talent ont tatoué sur mon avant bras gauche ce numéro que
tu peux admirer : 177403. La calligraphie n’est pas parfaite,
le bonhomme ayant un peu abusé du schnaps !
J’ai circulé, pas toujours dans des conditions confortables, mais ils m’ont
fait connaître l’Allemagne profonde, la Pologne et ses mornes plaines
enneigées !
De 1942 à 1945, j’ai visité neuf camps, je suis allé à, Eichtal en Allemagne,
puis à Blechammer en Haute Silésie, chez les Polaks si tu préfères, après une marche dans la neige et le vent pendant quinze jours j’ai découvert
Gross Rosen, Auschwitz, de nouveau l’Allemagne où j’ai visité Buchenwald,
Dora et Bergen Belsen.
Libéré par les Britanniques qui nous sauvèrent deux fois, la première en nous retirant du souffle de l’hydre de Lerne, et la deuxième en nous empêchant
d’avaler le frichti concocté par nos hôtes sadiques jusqu’au bout.
Mais peut être était-ce des rumeurs ?
Je te dis tous cela en vrac car ma mémoire parfois ne veut pas se rappeler!
- Mais ta vie là-bas demande timidement David ?
- Là-bas ?
Une vie d’anesthésié.je n’étais plus un adolescent, je n’étais pas un homme, je n’étais qu’une volonté désirant vivre encore une seconde,
une minute, une heure, un mois de plus, après… c’est après.
- Les miracles, les sibylles, les magiciennes, les fées, les sorcières,
les bons génies, durent se liguer pour me sortir de cet endroit
diabolique!
Roger n’en dira pas plus. A quoi bon étaler ce passé, les mots sont impuissants
devant l’ampleur de la géhenne.
Qui le croirait?
- Je suis libre, mais faible, si faible.
Trente huit kilos sur la balance du pesage !
Je ne sais plus respirer librement, une chape de plomb m’en empêche. La liberté retrouvée ne me rend pas heureux. Que vais-je en faire ?
Je ne suis pas certain de vouloir remercier Dieu de m’avoir permis de revenir.
La - bas je voulais vivre.
La force, la hargne, l’envie de leurs résister, alors qu’ils sont anéantis, ne m’habitent plus. J’avais envie de leurs montrer de quoi était capable un Youpin, mais maintenant, je me demande si cela était utile. Ils m’ont tout volé.
N’ont-ils pas gagné ?
Je suis rapatrié vers Bruxelles. Un accueil chaleureux nous est réservé.
Les Belges nous apportent spontanément de la nourriture, des vêtements, malheureusement importables pour nous, si maigre, mais surtout une commisération, un soutien moral qui fait chaud au cœur.
Je marche avec lenteur, et je lis dans le regard des autres de l’incrédulité lorsque je dis avoir dix huit ans !
Après un bref séjour à l’hôpital, quelques jours je pense, je prends le
train pour Lille avec un certains nombres de « fantômes zébrés ».
Avec indifférence nous sommes entassés, dans les dortoirs d’un
centre d’accueil, mais n’avons-nous pas l’habitude !
Après c’est Paris, le Lutétia, et ses couloirs pompeux, où la dorure à
l’or fin des boiseries tranchait singulièrement avec nos costume à rayures crasseux, bien souvent en lambeaux, multipliés à l’infini par les miroirs
biseautés. Drôle de défilé de mode !
Des vêtements, presqu’à ma taille, un peu d’argent, et me voici jeune homme en liberté dans une ville qui me semble inconnue.
Je suis parti adolescent, je rentre adulte, avec le vécu d’un bagnard aguerri aux vicissitudes de la schlague.
Mes parents, ma sœur et sa famille, mon oncle, mes tantes, mes cousins
tes parents et toi, où êtes-vous ?
Suis-je seul?
Pourquoi moi ?
Je mettrais des mois à comprendre.
L’appartement de mes parents avait été réquisitionné par les Allemands.
Les nouveaux occupants me claquèrent la porte au nez, me criant leur
bon droit de Français bien nourris.
Il fallut beaucoup de temps à la gardienne pour reconnaître le petit
qu’elle avait vu naître, mais consciente de ma faiblesse et de mon désarroi
elle me remit les clés de la chambre de bonne appartenant à mes parents,
qu’elle avait réussi à soustraire à la convoitise de l’ennemi. Je suis enfin
dans un « chez moi ».
Je ne sais comment j’ai trouvé un avocat, afin de faire valoir mes droits
pour recouvrer la propriété de l’appartement.
La nuit, je ne savais plus dormir.
L’habitude des réveils brutaux qui à la longue vous force à somnoler,
ce dormir d’un œil dont nous étions si friands, lorsque l’on nous demandait
de nous coucher pendant les vacances Aux Sables, était devenu une
obligation, si tu ne voulais pas prendre de coup, parce que trop long à te réveiller, ou te faire voler tes maigres affaires.
Les couvertures me paraissent si lourdes, j’avais peur qu’elles ne m’étouffent.
Je retrouvais l’appartement de mes chers parents, mais naturellement vidé
de ses meubles, et des ses machines, vendus par le Haut Commissaire à
la question juive.
Je m’installais avec mes moyens sommaires dans cet appartement devenu gigantesque, tout à coup.
Et j’attendais…leur retour.
Pour conjurer le sort je continuais, en pensée d’obéir à mon père, espérant naïvement, qu’il reviendrait un jour ou l’autre afin de me féliciter.
Cela à durer longtemps…je crois. Qu’allais-je faire de ma vie…sans eux ?
J’étais libre, mais que faire de cette liberté ?
Comme un maraudeur, je rodais autour de la synagogue de la rue Notre Dame de Nazareth. J’y avais fait ma Bar Mitzva., mais je ne me rappelais plus les prières ! J’étais un revenant sur terre et je n’y trouvais plus ma place. Contrairement à toi David, je n’avais plus personne chez qui me réfugier. Inconsciemment, même si je refusais de me l’avouer, je savais
que plus un déporté ne hantait l’hôtel Lutétia, et que ma famille ne ferait plus partie du paysage de ma vie.
Vivre, j’avais voulu vivre, mais le retour à la vie quotidienne me détruisait inexorablement. Etais-je encore Juif alors que je ne savais plus prier ?
J’avais l’impression de gêner tout le monde : les Juifs, parce que revenus,
alors que tant d’autre étaient restés, qu’avais-je fait pour cela ?
Je ressentais alors, une culpabilité profonde parce qu’épargné.
Je dérangeais aussi les Français, passés maître dans l’art de la girouette,
tous résistants en cette fin de guerre, refusant d’entendre parler de collaboration de la police, de délation, de dénonciation, de soumission à
l’ennemie, à Pétain et sa bande depuis longtemps satellite de l’envahisseur.
Je ressentais une incompréhension. J’avais la sensation que l’on refusait
de m’entendre.
Petit à petit, je retrouve un semblant de volonté, et surtout, des amis
de mes parents qui décident de me prendre sous leur aile et me prêtent de l’argent, afin que je m’installe.
Pour faire quoi ?
Je voulais être avocat, mais les Allemands ne m’avaient pas permis d’accomplir
ce rêve.
Je me décidais pour la confection…un bon métier pour un Juif* !
Inconsciemment je mettais mes pas dans ceux de mon Père.
J’achetais des machines à coudre, à repasser, enfin l’attirail du parfait
Shmatologue*, et je commençais par me procurer des modèles que je
démontais afin de les reproduire dans d’autres matières, avec une petite poche
en plus, un col un peu plus long. Je traficotais le modèle à ma guise, puis allais prospecter.
Et pour la première fois de ma vie déjà si bien remplis, je commençais à
gagner de l’argent. Seul, dans mon grand mausolée petit à petit déserté
par l’âme de ma famille, je n’avais pas le courage de préparer les repas,
alors j’allais chez « Max » rue Notre Dame de Nazareth, la table y était bonne, et la fille des taverniers accorte et attirante, avait de tendres regards à mon encontre.
Malgré mon vécu, je ne connaissais rien de la vie, j’avais tout à découvrir :
l’amour, la sexualité, la tendresse, les caresses d’une femme autres que
celles de ma mère, les baisers.
J’étais puceau, et la charmeuse Louise s’empressa de me voler ma vertu !
Elle m’apprit les jeux de l’amour. Je me laissais faire, heureux d’avoir
enfin trouvé quelqu’un pour s’occuper de moi.
J’étais bien incapable de dire si le sentiment que j’éprouvais était de l’Amour, mais je m’en accommodais.
Je voulais être amoureux, amoureux de tout, de l’une de l’autre,
qu’importe, je désirais surtout aimer le futur de ma vie où le passé n’avait
pas de place, et rattraper ma jeunesse enfuit.
Cette jeunesse dont je n’avais pas profité.
Malheureusement, comme dans les romans de gare, je fus foudroyé
par une méningite cérébro-spinale, avec forte fièvre et paralysie de la nuque.
D’urgence je fus admis à l’hôpital Claude Bernard, où le professeur Morin
ne donna pas chère de ma vie.
Profitant de ma semi- inconscience, les parents de « ma Louise » se
pressèrent de m’extorquer une date de noce et surtout me firent signer des papiers pour le contrat de mariage, me dirent-ils
C’est ainsi mon Cher David, que je me fis spolier pour la deuxième
fois de l’appartement de l’avenue Parmentier…par des Juifs!
Mais la pénicilline encore à ses balbutiements, fit effet sur moi, et deux
mois plus tard je convolais avec la belle Louise.
Notre voyage de noce, et ma convalescence se passèrent dans mon
appartement qui n’était plus le mien !
Devant ce nouveau cout du sort je quittais cette Messaline et ayant
réglé mes affaires, je décidais de partir pour Israël.
Je crois t’avoir dit l’essentiel.
Je ne pense pas que je ferai ma vie ici. Il fait trop chaud et puis je trouve
ce pays trop bruyants, j’ai besoin de calme, de silence. Mais grâce à mon association avec Yoèl, je gagne de l’argent.
Dans un an peut être, je rentrerai en France. Je veux reprendre mes études.
extrait du 3ème livre de Julia: Nuit de Noce, récits partagés copyright